c'est un des apanages de la musique minimaliste basée sur des sons longuement tenus, lorsqu'elle est conçue de manière adéquate et irriguée par une réelle inspiration, que d'être susceptible de plonger l'auditeur dans un état second, une sorte de rêve éveillé qui décuple paradoxalement l'acuité de son écoute et lui permet de percevoir les détails les plus infimes et les nuances les plus subtiles de ce qui lui est donné à entendre. c'est à une aventure de ce type que nous convie éliane radigue avec « l'île re-sonante », jusqu'à des confins poétiques qui n'appartiennent qu'à son univers musical.
si cette pièce a été composée pour être écoutée d'une traite et qu'aucun effet de rupture n'y est brutalement marqué, elle offre cependant la particularité d'être constituée d'une succession de séquences qui crée une sorte d'architecture impalpable aux proportions harmonieusement établies. c'est bien d'une oeuvre musicale au sens que l'on donne habituellement à ce terme en occident qu'il s'agit, et non d'un simple environnement sonore à caractère plus ou moins expérimental.
du silence, naît un son qui s'élève peu à peu avec des effets de houle dans l'extrême grave, tandis qu'un peu plus tard, une fréquence aiguë fait son apparition et participe à tout un jeu d'oscillations. dans un miroitement sonore, cette fréquence aiguë qui semble vivre et frémir apparaît à découvert dans le creux des mouvements de houle. la clé du mystère de ce son électronique rendu littéralement vivant tient à une adjonction très progressive d'autres fréquences à la fréquence aiguë initiale, ce qui donne corps peu à peu à une notion de timbre. jusqu'à ce que l'on ait tout à coup l'impression d'entendre, très au loin, comme une sorte de berceuse, de mélodie humaine allant alternativement d'une hauteur sonore à l'autre...
après que les mouvements de houle aient disparu, l'évocation d'une voix chantée que l'on suppose féminine se fait de plus en plus précise. de la superposition progressive de fréquences plus graves, naîtront plus tard les sonorités d'un orgue d'église. formée d'un enchevêtrement de cycles, la masse sonore poursuit inexorablement son chemin, jusqu'à ce que - réalité ou illusion - l'on ait la sensation d'une accélération du tempo et que, peu à peu, la voix chantée réapparaisse et semble se répondre à elle-même en un entrelacement régulier d'échos translucides. les effets de rapidité et de lenteur sont, en fait, des plus relatifs dans cette musique de sons longuement tenus, tant ils se conjuguent avec celui d'immobilité dans le jeu de trompe-l'oreille des interactions des ondes sonores.
suivront de longs moments hypnotiques dans un grand calme méditatif, avec des roulements continus dans les graves et des scintillements dans des aigus parfois rehaussés d'un mystérieux halo sonore, tandis que les mouvements de houle se feront à leur tour berceuse dans la lente progression de la transformation du son.
pour « l'île re-sonante », éliane radigue a trouvé son inspiration dans une image de caractère visuel : l'émergence d'une île des eaux d'un lac dans lequel elle se refléterait. une image tout à la fois « réelle » et fruit d'une illusion optique, les sons renvoyant à une notion de creux - la profondeur de l'eau - et de plein - l'île qui émerge. la compositrice insiste sur le phénomène de la transparence qui a essentiellement donné naissance à l'oeuvre et nous donne une autre source d'inspiration : ce moment particulier, dans la musique classique, où l'oreille n'est plus dans la tonalité qui précédait mais pas encore dans celle qui va suivre.
une période transitoire et fugace d'entière ouverture à un « pas encore » qui serait ici largement prolongée. mais rien - aucune explication, aucune signification - n'est imposé à l'auditeur : tout lui est au contraire proposé pour faire résonner en lui son propre univers intérieur.
qu'il s'agisse des questionnements fondamentaux sur l'art auxquels elle a participé très jeune à nice avec les plasticiens du nouveau réalisme, qu'il s'agisse des recherches de la musique concrète auxquelles elle a collaboré à paris au studio d'essai de la radio française puis aux côtés de pierre henry, qu'il s'agisse des studios de musique électronique de new york et de californie où elle a travaillé au cours des années 70 dans une perspective minimaliste, il est clair qu'éliane radigue a su se forger des outils appropriés pour l'éclosion et le développement de son art personnel.
la réussite d'une pièce telle que « l'île re-sonante » tient au fait que, plus encore que le résultat heureux d'une synthèse des recherches antérieures de la compositrice, elle apparaît comme celui d'un phénomène naturel de l'ordre de l'osmose. c'est une oeuvre parfaitement autonome qui, selon le voeu de son auteur, finit même par échapper à celui-ci par le caractère infini de la diversité des interprétations auxquelles, à chaque écoute, elle peut donner lieu.
daniel caux