l'offrande musicale
« … l’improbable, c’est-à-dire ce qui est. » yves bonnefoy
compositrices et interprètes, carol robinson et cathy milliken nous proposent un voyage musical infini, toujours recommencé, jamais renouvelé à l’identique. jouant avec la magie du temps réel, ces deux artistes présentent
cross-currents comme une nouvelle forme d’« oeuvre ouverte », un genre émancipé dont les signes avant-coureurs ont été décelés chez stéphane mallarmé (le livre) puis éclairés au xxème siècle par quelques visionnaires zélés (marcel duchamp, james joyce, alexander calder, john cage, raymond queneau...).
a ce propos, si umberto eco écrivait dans son livre, précisément intitulé l’oeuvre ouverte, qu’« au fond, une forme est esthétiquement valable justement dans la mesure où elle peut être envisagée et comprise selon des perspectives multiples, où elle manifeste une grande variété d’aspects et de résonances sans jamais cesser d’être elle-même », bruno maderna disait que ces formes « mobiles » devaient être « une aventure nécessaire dans la pensée créatrice ».
les modalités de la présente installation sonore se veulent libres de tout carcan rigide et de toutes récurrences logiques. jouant l’improviste, la musique de
cross-currents évolue tranquillement en nous accompagnant, nous entourant, nous embrassant, nous englobant. transmuée en esprit immatériel (nous ne pouvons ni prévoir ni déceler le geste de la source instrumentale des deux personnes en présence), cette musique nous baigne à loisir de son parfum unique et providentiel.
dès lors, habités par les sonorités complémentaires des clarinettes de robinson et des hautbois de milliken, trente-cinq objets musicaux tracent leur révolution en planant au sein d’une sphère temporelle kaléidoscopique. au coeur de la polyphonie aux multiples visages latents, plusieurs vitesses peuvent alors se superposer ou se télescoper, offrant une profondeur de champ proprement insondable.
si le bis repetita primaire n’est aucunement de mise (le jeu des combinaisons étant, par principe, exclusivement variable), la mouvance sonore de
cross-currents profite d’un temps privilégié qui est néanmoins soumis aux règles du hasard. au travers des divers miroitements de la mosaïque sonore, les alliages des anches simples et doubles sont toujours convaincants (clarinettes piccolo, si bémol, basse, demi-clarinette et hautbois, cor anglais, hautbois baryton).
parfois sagement lisses, parfois accidentés, parfois volontairement superficiels, parfois creusés à dessein, les chemins du sonore initient à chaque instant une nouvelle aventure tridimensionnelle, somme toute mystérieuse, insoupçonnée et inespérée. liée au concept d’ad infinitum, l’offrande musicale est ici plus que généreuse (c’est à ce titre qu’elle induit la ré-écoute sans modération). dialectiques à souhait, les alliages instrumentaux louvoient alors entre teintes mates et éléments brillants, silences colorés et densités incisives, sonorités pures et sons dénaturés, solo inopiné et choral improbable, le tout engendré par les lois impénétrables de l’aléatoire.
entre objectivité et subjectivité, l’auditeur (attentif ou pas) se laissera voguer dans des courants rudes ou des flux rassurants, entourer d’oiseaux équivoques et de cornes de brume fantomatiques. en dehors de la composition savamment réalisée,
cross-currents peut alors devenir le compagnon idéalement poétique de nos rêveries quotidiennes. matérialisée par la présence d’images sur l’écran bleuté, l’interface visuelle semble respirer discrètement, comme un coeur bienveillant qui doucement bat… pour l’autre…
pierre albert castanet