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shiiin
éliane radigue naldjorlak l ll lll
éliane radigue - naldjorlak I II III
shiiin 9  3xCD  2013 acheter
naldjorlak I II III
naldjorlak I pour violoncelle
charles curtis, violoncelle
01 mouvement 1 15’ 38’’
02 mouvement 2 10’ 08’’
03 mouvement 3 15’ 31’’
durée totale 41’ 19’’
naldjorlak II pour deux cors de basset
carol robinson et bruno martinez, cor de basset
01 mouvements 1 et 2 34’ 13’’
02 mouvement 3 12’ 45’’
durée totale 47’ 04’’
naldjorlak III pour deux cors de basset et violoncelle
carol robinson et bruno martinez, cor de basset
charles curtis, violoncelle
01 mouvement 1 15’ 30’’
02 mouvement 2 18’ 17’’
03 mouvement 3 13’ 53’’
durée totale 47’ 49’’

enregistré à paris les 27, 28, 29 juin et le 27 septembre 2011
prise de son et montage : daniel deshays
direction artistique : carol robinson
©éliane radigue 2013 sacem

crédits photos :
p. 7 - christ church spitalfields, london - sound and music ©alex delfanne
p. 11 - mambo, bologne - angelica festival ©massimo golfieri
p. 15 - opéra bastille, paris ©marc cantais
photos poster & p.17 : delphine migueres
conception graphique: séverine henrot
livret
la géomètre de l'instant

« c’est un des apanages de la musique minimaliste basée sur des sons longuement tenus […] que d’être susceptible de plonger l’auditeur dans un état second, une sorte de rêve éveillé qui décuple paradoxalement l’acuité de son écoute et lui permet de percevoir les détails les plus infimes et les nuances les plus subtiles de ce qui lui est donné à entendre. »
ces mots de l’ami daniel caux, dans le texte accompagnant l’enregistrement – paru lui aussi chez shiiin – de l’île re-sonante, ultime pièce électronique d’éliane radigue (2000, couronnée six ans plus tard au festival ars electronica de linz), pourraient tout à fait valoir pour la série de pièces instrumentales auxquelles éliane radigue s’est, depuis lors, exclusivement consacrée. et en particulier à la trilogie naldjorlak, composé de 2004 à 2009 pour un violoncelliste (charles curtis) et deux clarinettistes (carol robinson, bruno martinez, jouant en l’occurrence des cors de basset de modèle identique), et dont c’est ici le premier enregistrement intégral.

comme toute musique, et pas seulement les plus exigeantes, naldjorlak doit idéalement se découvrir en concert. et les yeux fermés, pour ne pas laisser au regard la possibilité de divertir, parasiter et finalement emprisonner l’oreille. si l’on ferme les yeux, si l’on se laisse guider par le son, au bout d’un moment, on perd toute notion d’espace, on ne parvient plus à dire d’où provient le son (de quel instrument, ni de quel point de l’espace) – et ce moment lui-même, on ne saurait en préciser la durée, car cette musique, à la manière d’une séance d’hypnose, fait perdre aussi la notion du temps.
en musique, on appelle « loup » une vibration ou un battement venant parasiter un corps sonore ; dans la gamme pythagoricienne par exemple, la « quinte du loup » est un accord qui sonne faux. cet accord instable (wolf tone, dans la langue de henry david thoreau), suivant lequel sont réglées trois des quatre cordes du violoncelle de charles curtis, soliste de naldjorlak i, est ce qui permet à ces sons longuement tenus, qui paraissent n’égrener qu’une seule et même note, d’en activer en réalité une infinité, tout en évoluant pourtant dans un ambitus extrêmement restreint. si naldjorlak i était un film de bergman, il s’appelerait l’heure du loup.
dans la seconde partie, les deux cors de basset, à leur tour, commencent d’abord par tenir, pendant une bonne vingtaine de minutes, une note unique – un do grave –, en faisant miroiter toute la gamme des harmoniques et des partiels. puis, dans les deuxième et troisième mouvements de ce naldjorlak ii, d’autres notes périphériques, agissant, dit carol robinson, comme des « ombres », vont progressivement venir intensifier cette trame que maintes techniques de jeu (multiphoniques, doigtés détimbrés) vont lentement s’attacher à distendre. dans naldjorlak iii, les trois instruments se trouvent réunis. fermez les yeux : on est bien en peine de déterminer si ces timbres en fusion proviennent d’une anche ou d’un archet, d’un souffle ou bien d’une main. « le monde change en fonction de là où nous fixons notre attention », disait john cage, l’une des figures qui ont marqué éliane radigue.

comme les imperceptibles et constantes variations de la lumière d’une fin d’après-midi d’automne italien, ou d’une installation lumineuse de james turrell, naldorlak est composé d’une succession d’infinitésimales variations de timbre, de texture, de densité ; de passages extrêmement progressifs (et extrêmement virtuoses) d’un régime vibratoire à un autre. éliane radigue sculpte le son (et le silence) comme les installations de turrell sculptent la lumière, ou comme les œuvres des plasticiens minimalistes parviennent à modeler l’espace. elle use du son de la même manière que le yogi – ou l’adepte de la méditation qu’elle est devenue depuis 1973 – use du souffle : comme d’une base à partir de laquelle plonger en soi-même, en état à la fois de concentration extrême et de total abandon, laissant les émotions affleurer comme autant d’harmoniques, de vibrations, puis s’en aller. tantôt sourdes, tantôt brillantes, tantôt ténues, tantôt denses.

comme toute musique, et pas seulement les plus savantes, celle d’éliane radigue est une affaire d’architecture. si certaines durées peuvent varier en fonction de l’acoustique du lieu où elles sont jouées, et bien qu’elles ne soient pas notées, ses « compositions », sont le fruit d’inlassables séances de travail et d’écoute mutuelle avec les interprètes. l’agencement de ces longues étendues, qui ne laisse nulle part à l’improvisation, doit traduire une justesse et une rigueur peu communes, afin de permettre au charme de continuer d’agir, dans le cas de naldjorlak, pendant près de 2 heures 30. éliane radigue ne vénère-t-elle pas également maurice ravel, celui que roland-manuel appelait « le géomètre du mystère » ? ses architectures à elle – ces « architectures impalpables aux proportions harmonieusement établies » (caux) – se visitent et se vivent, donc, à l’aveugle, dans le mystère de l’instant. ce sont des architectures éminemment organiques. « la musique telle que je la conçois est écologie », disait encore cage, à la suite de thoreau.

« mais rien – aucune explication, aucune signification – n’est imposé à l’auditeur : tout lui est au contraire proposé pour faire résonner en lui son propre univers intérieur », écrit plus loin daniel caux. si elle se joue des catégories et déjoue les frontières, éliane radigue n’a aucunement le désir de jouer les pertubatrices. ce serait même tout le contraire. comme le sous-entend le titre de naldjorlak, qui agrège les notions d’union et de respect, sa musique – et c’est là son aspect organique, écologique – est une musique pure, de l’ordre de l’osmose ; une musique qui enseigne, à ses interprètes comme à ses auditeurs, l’art de l’écoute. l’œuvre d’une artiste rare, qui poursuit son dessein intérieur, creusant obstinément le même sillon loin des formats établis. ouverte à la magie de la rencontre comme le laboureur l’est aux caprices la météo. en intelligence – en harmonie – avec le monde, et avec l’être.

david sanson
les (non-)partitions d’eliane radigue

le xxème siècle et les révolutions esthétiques des différentes avant-gardes n’ont pas seulement mis à mal les accords, suites harmoniques et instruments : les partitions, elles aussi, ont eu droit à leur lot d’inventions. il suffit d’ouvrir le catalogue de l’exposition notation (berlin, 2008) pour voir l’inventivité de bruno maderna, bernd alois zimmermann, mauricio kagel ou morton feldman lorsqu’il s’agit d’inscrire la musique sur une feuille de papier. on connait aussi les nombreux mythes qui entourent les partitions de giacinto scelsi (il livrait des enregistrements de ses improvisations à des copistes) et on appréciera le fait que la première version des 4’33’’ (1952) de john cage soit perdue et ne puisse être vue de quiconque1.

je commence ce texte en posant sur mon bureau la carte de vœux qu’eliane radigue adressa « ozami » pour l’année 1973. j’ai reçu ce petit carton il y a peu, quarante années après son impression. la compositrice me l’a adressé suite à mes régulières relances sur la question de ses partitions et de la transmission de ses œuvres. cette carte utilise comme motif de fond un plan pour les connections d’un synthétiseur analogique. différentes colonnes figurent l’amplificateur, les modulateurs, les oscillateurs, jusqu’au séquenceur et au mixeur final. elle s’est ensuite amusée à y dessiner les lettres « meilleurs voeux » comme s’il s’agissait de petits câbles censés connecter les différentes « entrées » et « sorties » de la machine. elle m’écrit au dos : « cette petite carte des années ψ 847... à l’époque où je fricotais encore un peu avec la notation approximative. inutile de préciser que ce n’est même pas musical — tout au plus un clin d’œil ! » en effet, la musique électronique d’eliane radigue, produite directement par la compositrice dans son «home-studio», n’avait aucun besoin de partition. elle prenait juste des notes graphiques pour se souvenir du câblage de son instrument, une mémoire de l’avancement des choses.

une fois la musique enregistrée, les bandes magnétiques deviennent une partition, voyageant, interprétées différemment par la personne qui se charge de leur diffusion. lorsqu’au début des années 2000 eliane radigue commença à travailler avec des instrumentistes, il était donc évident qu’elle n’allait pas prendre du papier à musique et y inscrire des petites notes. la composition se fait par, avec et pour les instrumentistes, lors de séances de travail, en échangeant des idées (un esprit de la pièce) et en décidant d’une structure définie. l’instrumentiste (comme celui qui diffuse les bandes) devra s’adapter à l’espace de la performance. et j’emploie là le mot performance dans plusieurs sens : physique (tenir le geste ou le souffle dans la durée) mais aussi artistique (observez la réaction des spectateurs lorsque charles curtis commence à jouer la pique de son violoncelle !) il ne peut y avoir de partition de naldjorlak car les subtilités sonores et acoustiques qui entrent en jeu ne peuvent être écrites (tout comme les mouvements subtils des potentiomètres de l’arp 2500 ne pouvaient être notés).

les liens entre eliane radigue et les arts visuels sont des plus étroits (il suffit de lire sa biographie par manuel holterbach dans la collection portraits polychromes pour découvrir les nombreux artistes qui croisèrent son chemin). yves klein demandait à ses acheteurs, à partir de 1959, lorsqu’il leur vendait une « zone de sensibilité picturale immatérielle » contre vingt grammes d’or fin, de brûler aussitôt le reçu de la transaction. on sait aussi qu’eliane radigue n’était pas loin de lui lorsqu’il conçut sa symphonie monoton - silence durant les années 1950 (ils vivaient tous deux à nice et klein fut le parrain de son fils, yves). il me semble même la reconnaître au premier rang, juste à côté des musiciens, sur les photographies de la performance du 9 mars 1960 à la galerie internationale d’art contemporain de la rue saint-honoré à paris. les (non-)partitions d’eliane radigue sont finalement dans cette grande tradition d’un échange de sensibilité, d’une partition qui ne se laisse pas écrire, d’un geste et d’un message qu’il faut brûler aussitôt après l’avoir reçu, sous peine d’en perdre la magie.

il n’y a pas et il n’y aura jamais de partition de naldjorlak. on sait qu’un ami commun de charles curtis et eliane radigue lui souffla l’idée de composer une pièce pour violoncelle et que l’œuvre se fabriqua, peu à peu, lors de rencontres entre la compositrice et l’instrumentiste. elle raconte choisir dans les sons que les musiciens lui proposent tandis que charles curtis explique avoir appris à entendre comme eliane radigue, qu’elle « l’a amené à être sensible à des détails sonores que nous ne remarquons habituellement pas ». lorsqu’elle était assise devant son arp 2500, eliane radigue avait une position d’auditrice : elle écoutait sa propre musique se dérouler en direct sous ses doigts. ce qu’elle fait aujourd’hui est assez similaire et c’est pour cela que sa musique ne s’est pas radicalement transformée avec le passage à l’acoustique : elle échange avec ses instrumentistes de la même façon qu’elle vivait au quotidien avec son « jules » (surnom qu’elle donna pendant des années à son synthétiseur), dans un dialogue et une écoute en tête à tête.

j’aime l’idée qu’eliane radigue soit une compositrice totalement libérée des partitions et se place, de fait, dans la grande histoire des avant-gardes. yves klein pratiquait le judo comme un art de la performance et vendait à prix d’or de la « sensibilité immatérielle », john cage appréciait le zen et nous apprenait à écouter ce qui se trouve dans le silence tandis qu’eliane radigue connaît parfaitement la pensée tibétaine et nous invite à appréhender l’espace et le temps autrement. c’est peut-être là la véritable leçon de naldjorlak (dont le titre, inventé par la compositrice en tibétain approximatif évoque le concept d’union): une spiritualité libérée de tout mysticisme et de textes (ou de partitions !) trop lourds à porter. apprendre simplement à écouter le « le presque-rien », sans avoir besoin d’une trace visuelle.

thibaut de ruyter